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Actualités

01.03.21

Le Covid-19 et « l’explosion » du complotisme

Petite histoire du complot sanitaire et réflexion sur la diffusion des informations

Pour faire suite à nos précédentes publications sur les aspects religieux et idéologiques des récits conspirationnistes actuels, nous vous proposons cette semaine une mise en perspective historique du complot sanitaire et un point sur la manière dont se diffusent ces idées.

 

Le nouveau Covid-19 et la vieille histoire du complot sanitaire

Le complotisme est l’idéologie qui voit les évènements historiques comme la réalisation d’un plan secret voulu par un petit groupe d’individus puissants aux intentions mauvaises et cachées. Il serait toutefois plus adéquat de parler de complotismes au pluriel, pour rendre compte de la grande variété des niveaux d’adhésion et de la diversité des motifs convoqués. Le motif du complot sanitaire, qui veut que les épidémies soient des phénomènes non pas naturels mais provoqués, est d’ailleurs particulièrement ancien et les discours conspirationnistes circulant autour du Covid-19 ne sont en fait qu’une nouvelle itération de ce thème, héritier d’une longue histoire. En revenant sur quelques-unes de ces épidémies historiques, nous vous proposons d’esquisser l’histoire de la conspiration sanitaire, afin de mieux comprendre les propos tenus par les milieux complotistes sur le sujet.

En 1348 déjà, alors que la peste noire commence à se répandre en Europe, mendiants, lépreux et Juifs, sont accusés de propager la maladie en empoisonnant les puits et les fontaines. Dès le printemps, des pogroms éclatent à l’encontre des communautés juives et l’image des empoisonneurs juifs se répand avec la maladie, la devançant souvent comme dans les cités suisses et allemandes. Ces explosions de violence s’enracinent elles-mêmes dans une longue histoire de violences antérieures, et d’accusations de meurtres rituels d’enfants chrétiens. La rumeur provoquera dans certaines régions la mise en place de procès qui contribueront à façonner le mythe d’un grand complot contre la chrétienté malgré les démentis des autorités ecclésiastiques qui pointaient notamment la mortalité tout aussi élevée des populations juives.

On peut observer dans cet épisode l’une des toutes premières manifestions de la théorie du complot sanitaire. Elle se construit déjà en grande partie sur les accusations antisémites que l’on retrouvera régulièrement par la suite dans de nombreuses théories du complot mais il est à noter qu’à cette époque ce sont des populations marginales qui sont accusées de vouloir ébranler l’ordre établi. La Révolution Française inversera cette tendance en fixant dans l’imaginaire l’idée d’un complot des élites dirigés contre le peuple. C’est ainsi qu’en 1832, à Paris, lors de la deuxième épidémie de choléra, la population de la capitale commença à accuser les hôpitaux d’empoisonner les malades et alla jusqu’à attaquer certains médecins dans la rue. Dans son ouvrage dédié, Paul Delaunay rapporte que lorsque l’existence de l’épidémie ne put plus être remise en question, l’opinion publique accusa le corps médical d’avoir confondu la maladie avec le typhus, ou remit en question son caractère contagieux.
En 1885, à Montréal, on observe une défiance similaire envers les autorités médicales lors d’une épidémie de variole. L’inoculation de la variole bovine dans le but d’immuniser contre le virus humain est une pratique déjà connue depuis longtemps. Pourtant, une partie de la population montréalaise refuse cette « vaccination ». Mal renseignée, elle craint l’idée de contaminer volontairement des enfants sains avec la maladie. De plus, les autorités catholiques s’opposent à la vaccination perçue comme une tentative de laïcisation du domaine de la santé, et certains médecins décrient le procédé comme une lubie de la jeune génération de chercheurs. Les tensions grandiront autour de la question de la vaccination obligatoire, jusqu’à éclater en plusieurs épisodes de violence fin 1885. La maladie aura pourtant tué près de 2% de la population montréalaise, l’année même où Louis Pasteur administrait pour la première fois le vaccin contre la rage à un être humain.

Un siècle plus tard, avec la diffusion du sida (syndrome d’immunodéficience acquise) se répand l’idée que le virus a été volontairement fabriqué en laboratoire pour exterminer les communautés homosexuelles et noires. En 2005 encore, une étude montrait que de nombreuses personnes aux Etats-Unis pensaient qu’il existait un remède au sida mais qu’il était tenu secret.
Autorités médicales ou politiques accusées de provoquer volontairement l’épidémie ou d’exagérer la dangerosité du virus, vaccins soupçonnés d’être dangereux, maladie artificielle, remèdes dissimulés à dessein, ces composants du motif du complot sanitaire se retrouveront dans les discours autour des épidémies de la fièvre d’Ebola, du virus H1N1 en 2009 et, enfin, de la pandémie de Covid-19 dès 2019.

Dans son article Perception du sida et théories du complot dans la population afro-américaine, A. Minard montre comment le contexte social et la mémoire collective peuvent favoriser l’apparition et l’adhésion à des théories du complot. Ainsi, l’historien explique que lorsque la seconde vague de l’épidémie a frappé la population noire, la condamnation morale adressée initialement aux homosexuels s’est transposée sur elle par effet de transfert, favorisant à nouveau l’apparition de théories complotistes. Le succès beaucoup plus important qu’elles ont rencontré dans la communauté afro-américaine s’explique quant à lui par une longue histoire de discriminations et le souvenir d’un évènement traumatique récent : une étude sur l’évolution de la syphilis non traitée, menée sans avertissement sur la population noire américaine, de 1932 à 1972.

Le mode de diffusion de ces théories varie en revanche dans le temps et selon les contextes : longtemps propagées par la rumeur publique, elles ont trouvé parfois, et trouvent encore, des relais auprès des autorités politiques, religieuses ou médicales. Elles sont aussi discutées dans les médias et, aujourd’hui, se diffusent via les réseaux sociaux qui semblent amplifier leur propagation.

 

La diffusion des idées et des informations

Comme le rappelait François Gauthier, professeur de Sciences des religions à l’université de Fribourg, dans l’interview que nous avons publiée précédemment, les réseaux sociaux tendent à enfermer les individus dans ce que l’essayiste E. Pariser qualifie de « bulles filtrantes » : les algorithmes présentent à l’utilisateur du contenu sélectionné sur la base de celui qu’il a précédemment regardé ou avec lequel il a interagi. Le principe va bien plus loin puisqu’en analysant des critères qui dépassent même le contenu de notre consommation numérique, ces algorithmes sont capables de brosser un portrait des utilisateurs assez précis pour ne leur proposer que des informations, des publicités, même des contacts qui s’accordent avec leurs visions du monde. Ainsi, deux personnes aux affinités politiques divergentes se verront proposer des résultats très différents lors d’une recherche Google identique.

Si, par le passé, le public pouvait déjà choisir l’orientation des informations qu’il consommait, en en choisissant la source – ainsi les Montréalais de 1885 pouvaient préférer lire la presse anglophone, pro-vaccin, ou la presse francophone, contre la vaccination obligatoire – E. Pariser note que la situation est différente de nos jours. Les bulles filtrantes font cette sélection à la place de l’utilisateur, et sur une base qu’il ne peut pas connaître. Dès lors, celui-ci ne peut pas savoir quelles informations ne lui sont pas montrées, il peut même ignorer ne pas avoir accès à l’ensemble de l’information disponible et se retrouver maintenu dans un univers intellectuel et culturel relativement homogène. Comme le déplore E. Pariser, les recherches ont montré que les médias que nous consommons façonnent notre identité. Si ces médias sont à leur tour façonnés par notre identité, nous entrons alors dans une boucle de consommation qui s’appauvrit toujours un peu plus.
Dans ce contexte, la diffusion, notamment via les réseaux numériques, de théories complotistes durant la pandémie de Covid-19 a relancé les débats et inquiétudes à ce sujet. Mais peut-on blâmer les seuls algorithmes ?

Les réseaux sociaux sont une forme parmi d’autres d’interaction sociale. Bien que virtuels, ils fonctionnent pour A.-L. Barabási, physicien et figure importante des recherches sur la théorie des réseaux, selon les mêmes principes que d’autres réseaux relationnels.

Le physicien a en effet déterminé que, dans un réseau de relations, la majorité des individus ne sont reliés qu’à peu de personnes, à l’exception de quelques-uns qui rassemblent un grand nombre de contacts. Ainsi, lorsqu’une personne entre dans un réseau, physique ou virtuel, elle va se connecter de préférence avec les personnes les plus visibles (« les nœuds »). Ces nœuds seront soit les plus gros, qu’on appelle des hubs, à savoir les personnes qui rassemblent le plus de contacts, soit les plus proches, les amis d’amis par exemple, que le chercheur nomme des communautés. Ces connexions sont souvent liées par des opinions ou des centres d’intérêt communs. Aussi, l’effet bulle observé dans le monde numérique, existe également dans le monde physique.

Lorsqu’une information circule dans ce réseau constitué de hubs et de communautés, elle subit l’influence du milieu. Elle peut être inventée, comme lors des élections américaines en 2016 où des adolescents macédoniens ont fait circuler de nombreuses fausses informations sur les candidats, ou involontairement déformée. Une information initialement vraie peut être introduite dans le réseau et progressivement devenir fausse au fil des transmissions. Ce phénomène, appelé la distorsion, n’est pas neutre : la façon dont le message se déforme reflète les préjugés de celui qui les véhicule. Ainsi, lors d’une étude, les chercheurs M. Moussaïd, H. Brighton et W. Gaissmaier ont pu observer que la communication du contenu d’une étude impartiale sur un produit polémique était largement différente si elle se faisait dans un groupe avec un préjugé négatif ou non. Dans les deux cas, le message se modifie très rapidement – devenant partiel et erroné – mais il devient particulièrement alarmant dans le premier, alors que les points les plus problématiques disparaissent presque complètement dans le second. Ainsi, si le message circule dans une communauté d’individus qui ont le même avis, la distorsion peut être exponentielle et n’importe quelle information sera déformée pour aller dans le sens de ce que pense le groupe : protégeant et confirmant sa vision du monde.

Si les réseaux sociaux restent un vecteur de diffusion privilégié des discours conspirationnistes, ils ne diffèrent des réseaux physiques que par l’illusion qu’ils nous donnent accès à une information totale et objective. Comme l’ont souligné C. Le Caroff et M. Foulot dans l’étude L’adhésion au « complotisme » saisie à partir du commentaire sur Facebook : l’intérêt pour les contenus conspirationnistes est généralement suscité par l’entourage familial et amical ou par le parcours de vie d’un individu. Les auteurs relèvent par ailleurs le fait que les réseaux sociaux ne reflètent pas les nuances de point de vue et les niveaux d’adhésion des utilisateurs aux idées complotistes. Un point essentiel pour saisir le phénomène dans sa complexité et que nous explorerons dans les prochaines publications de cette série thématique.

Chronique rédigée pour Rhizome par Simon Pichelin

Pour aller plus loin :

Sur les évènements évoqués :

Delaunay Paul, Le corps médical et le choléra en 1832, 1933.

Foa Anna, The Jews of Europe after the Black Death, 1992.

Turcot Laurent, « Émeute anti-vaccins à Montréal en 1885 », YouTube, publié par L’Histoire nous le dira, 8 octobre 2019, https://www.youtube.com/watch?v=DVMY0fqMeH0

 

Sur les réseaux et la diffusion des informations :

Barabási Albert-László, Network Science, 2015. URL : http://networksciencebook.com/

Moussaid Mehdi, « Comment sommes-nous connectés ? », YouTube, publié par Fouloscopie, 19 mars 2020, https://www.youtube.com/watch?v=UX7YQ6m2r_o

Moussaid Mehdi, « Rumeurs, fake news et téléphone arabe », YouTube, publié par Fouloscopie, 30 janvier 2019, https://www.youtube.com/watch?v=JORhEzwTY18

Pariser Eli, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, 2011.

 

Sur les raisons et formes d’adhésion au complotisme :

Delouvée Sylvain, « Répéter n’est pas croire. Sur la transmission des idées conspirationnistes », Diogène, 2015/1-2 (n° 249-250), p. 88-98. DOI : 10.3917/dio.249.0088. URL : https://www.cairn.info/revue-diogene-2015-1-page-88.htm

Le Caroff Coralie, Foulot Mathieu, « L’adhésion au « complotisme » saisie à partir du commentaire sur Facebook », Questions de communication, 2019/1 (n° 35), p. 255-279. DOI : 10.4000/questionsdecommunication.19405. URL : https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2019-1-page-255.htm

Minard Adrien, « Perception du sida et théories du complot dans la population afro-américaine. Commentaire », Sciences sociales et santé, 2007/4 (Vol. 25), p. 115-122. DOI : 10.3917/sss.254.0115. URL : https://www.cairn.info/revue-sciences-sociales-et-sante-2007-4-page-115.htm

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