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Actualités

04.02.21

L’interview de François Gauthier

Suite à la publication du portrait du sociologue, découvrez à présent son interview!

Ce mois-ci, Rhizome s’intéresse aux aspects religieux et idéologiques des récits conspirationnistes qui se sont répandus dans le contexte de la pandémie, ainsi qu’à la manière dont certains milieux religieux se sont emparés de l’imaginaire et des discours complotistes. Entretien avec François Gauthier, socio-anthropologue des religions, professeur ordinaire au Département des sciences sociales de l’Université de Fribourg.

 

Vous travaillez notamment sur les transformations du religieux dans le monde contemporain. Dans un billet récent paru dans le Temps, vous pointez les logiques religieuses des thèses complotistes qui fleurissent sur internet et les réseaux sociaux depuis le début de la pandémie. Qu’y a-t-il de religieux dans ces énoncés ?

Je m’intéresse aux mutations globales de la religion et du politique depuis longtemps et la définition de la religion à partir de laquelle je travaille est une définition socio-anthropologique très large. La religion ce n’est pas une affaire de dieux : à partir des conceptions qui forment les bases de mes recherches, le nationalisme a une composante religieuse, la modernité a été fondée sur les mythes du progrès et de la nation, de l’individu et du travail. L’être humain a besoin de sens et les idéologies politiques ne sont jamais uniquement politiques : pour fonctionner, elles doivent avoir un sous-bassement religieux. A ce titre, les théories complotistes ont, elles-aussi, une part de religion en elles.

Les théories du complot partent d’une situation complexe et la ramènent à une cause unique (une bande de pédophiles démocrates, le deep state, etc). D’un point de vue anthropologique, la grande cause unique, qu’on l’appelle Dieu, Allah, ou le deep state, ça n’a aucune importance. Ce grand complot « d’élites cachées pédophiles », des « big pharmas », ou de l’État qui veut nous enlever nos libertés, attribue à des forces cachées une intentionnalité et du pouvoir. Elles sont omniscientes, omnipotentes. Elles ont toutes les qualités d’un dieu finalement. C’est la Cause Unique avec un C et un U majuscules. À ce niveau-là, ces théories du complot sont à proprement parler des mythes, un discours religieux. Elles donnent du Sens, avec un S majuscule, à une situation qui est chaotique, complexe et changeante. Donc c’est une manière de stabiliser ce qui échappe, ce qui est fluide et changeant, en lui donnant cette cause unique, et c’est très rassurant.

Bien sûr, avec une définition restreinte, on pourrait voir par exemple comment les évangélistes américains sont pris dans ces logiques complotistes. Comment Donald Trump apparaît comme le grand messie, le grand sauveur, dans une bataille cosmique entre les forces du bien et du mal. Mais je préfère travailler depuis une autre perspective.

 

Justement, ces thèses rencontrent aussi du succès dans certains milieux religieux. D’après vos recherches, quels sont les milieux concernés et pourquoi ?

Elles se répercutent dans des milieux religieux très exclusifs et qui sont déjà dans des rhétoriques complotistes. Ce sont des milieux qui articulent une logique du « nous contre eux » et de la victimisation, ou bien la logique d’une vérité cachée révélée à travers leur mouvance religieuse. Mais ils restent un tout petit élément du phénomène. 

Aux États-Unis, mais aussi ici en Europe, ces thèses complotistes trouvent un écho dans certaines Églises évangéliques charismatiques ou pentecôtistes. Elles aussi véhiculent l’idée d’un grand combat du bien contre le mal et peuvent être réceptives à ce genre de discours. Mais comme le soulignait un article récent du New-York Times, cela provoque des divisions internes, entre ceux qui adhèrent à ces discours et ceux qui les dénoncent en y voyant un risque de violence.  

 

Dans votre article du Temps, vous dites que « de théories, le complot est devenu une idéologie » avec une adhésion revendiquée et identitaire. Qu’entendez-vous par là ?

Avec l’influence du consumérisme, c’est-à-dire de la consommation comme mode de vie et comme manière de construire son identité, la société au grand complet, et pas seulement en occident, a été recomposée : ce qui était de grandes strates de classes est devenu une constellation de niches qui correspondent à des styles de vie. Depuis quelques mois, on voit des personnes s’afficher : « Je suis complotiste ». On est au-delà du complot, c’est une identité. Le complotisme est devenu lui aussi un style de vie avec une composante identitaire. On le voit très bien chez ceux qui étaient présents au Capitole le 6 Janvier. Il y a un look, une attitude, des références, des t-shirts, toutes sortes de symboles qui vont avec la revendication d’une appartenance commune.

Le Covid a produit une radicalisation et une accentuation du phénomène. Parce que le Covid est justement une irruption du non-sens. Beaucoup de gens ont perdu leur emploi, ont été déstabilisés par la situation. Par ailleurs, tout était à l’arrêt, on a donc eu beaucoup plus de temps pour aller sur les réseaux sociaux et lire. Tout ça forme une énorme caisse de résonance et un accélérateur de la diffusion du complotisme.

C’était fascinant de voir, pour QAnon par exemple, les gens faire ce serment : « Where we go one, we go all », se filmer et le partager. C’est « liké » par les autres et alors on se sent appartenir à un groupe, on reçoit de la solidarité. Il n’est même plus question du contenu des théories du complot. La devise a une fonction d’appartenance, elle exprime une solidarité inconditionnelle, ce qui, dans notre monde individualiste, est extrêmement puissant.

Si on regarde plus profondément les divisions qui traversent les sociétés occidentales, il y a ce qu’on appelle une identité cosmopolitique ; le cosmopolitisme, c’est le multiculturalisme, la diversité, la facilité à nager dans la mondialisation et les flux en s’adaptant. L’image qui me vient c’est qu’il faut apprendre à surfer sur ces vagues. Mais pour cela il faut des ressources : culturelles, psychologiques, relationnelles, intellectuelles, etc. Ceux qui sont dans les mouvances complotistes sont plutôt du côté de ceux qui subissent ces vagues. À travers les théories du complot, ils se rassurent, adhèrent à une vision du monde simpliste et manichéenne mais qui est sécurisante pour ces mêmes raisons. Ils renversent la situation également, car les théories du complot retournent cette espèce de déclassement qu’ils subissent pour en faire une force. Ce qui s’est passé au Capitole le 6 janvier, c’est une démonstration de force par des gens qui se sentent minorisés, dénigrés, à raison ou à tort, et qui ainsi renversent la situation. Les théories du complot c’est aussi une manière de « savoir plus que les gens qui savent », ce qui donne un sentiment de maîtrise sur le monde. C’est une stratégie qui fait basculer l’ordre du monde et les hiérarchies : les complotistes passent de ceux qui subissent à ceux qui imposent, de ceux qui sont ignorants à ceux qui savent.

 

Doit-on s’inquiéter de la progression de ces idées dans la société, notamment de leur dimension clivante et d’un risque de fracture ? Vous parlez d’ailleurs d’un possible nouveau Kulturkampf.

Le complotisme est à la fois le symptôme d’une fracture qui existe déjà et le véhicule pour agrandir cette fracture. On devrait donc très clairement s’en inquiéter. Les médias sociaux forment des bulles qui se referment sur elles-mêmes, ce qui les rend rassurantes parce qu’on n’est plus soumis à des opinions contraires. Mais c’est la perte du monde commun.

C’est encore la conséquence de la néo-libéralisation. À la fin des années 80, on vit la dérégulation des médias qui étaient auparavant contrôlés par l’État. On avait des chaînes étatiques que tout le monde écoutait et qui formaient un socle commun sur lequel se construisait la vision politique. Aujourd’hui, si vous écoutez Fox News ou CNN, vous êtes dans deux univers complètement différents. Et c’est la même chose partout, dans tous les pays, avec l’offre en ligne. On devrait grandement se préoccuper de ce que signifie la perte d’un monde commun et l’existence de différentes définitions de la réalité. Car en effet, le complotisme véhicule une autre définition de la réalité. La fameuse vérité alternative de Trump, et l’idée qu’un mensonge répété assez souvent devient vrai.

Donc oui, c’est le signe et le vecteur d’une fracture sociale très dangereuse. La démocratie ne peut fonctionner que sur un monde commun. Lorsque l’on fonctionne dans des réalités parallèles, notre adversaire politique devient un ennemi. Ces derniers temps, dans les discours politiques – et on l’entend aussi du côté de l’UDC – on ne parle plus d’adversaires mais d’ennemis. Ce ne sont plus des adversaires mais des traîtres. La dernière fois que le mot traître a été employé aussi souvent, c’était juste avant l’explosion du fascisme en Italie puis en Allemagne et partout en Europe. C’est exactement ce que Hitler et les fascistes ont fait : ils ont fait passer les adversaires pour des ennemis et des traîtres. Ainsi, ils les déshumanisaient et légitimaient toutes sortes de violences. Alors oui, c’est extrêmement préoccupant.

 

Dès lors comment maintenir le dialogue avec des proches adhérant à ces thèses ou mieux gérer des élèves manifestant de l’intérêt pour ces idées en classe ? Comment au fond comprendre un élan complotiste pour ne pas le réduire à de « l’irrationalité » et sortir de la logique argumentative opposant le « vrai » au « faux » ?

C’est une question très difficile. D’abord, il faut ne pas rompre les ponts. C’est le premier point. On se rend toutefois bien compte que ça demande beaucoup d’efforts aux proches. Je pense que le deuxième point – et ce n’est pas plus facile – consiste à comprendre comment fonctionne l’argument complotiste : il remet tout en doute. Il faut alors jouer avec cette logique pour demander des faits.

Par exemple, il y a ces discours sur l’existence d’un réseau pédophile qui enlèverait des enfants. Alors, soyons conséquents : Où sont les parents de ces enfants ? C’est pratiquement impossible qu’il n’y ait pas quelque part dans les médias, alternatifs ou autres, des milliers de témoignages de tous ces parents qui ont perdu leurs enfants. Si on ne trouve pas ces parents, qu’est-ce qui leur est arrivé ? Pourquoi on n’en a pas entendu parler ? On nous répondrait « Ils ont tous été éliminés. » Alors, leurs familles à ces gens-là, elles ne se sont pas manifestées ? Ils avaient des emplois, des amis, des collègues de travail, pourtant. À un moment donné, ça fait des dizaines de milliers de personnes qui auraient dû disparaître. Où sont-ils ?

Les gens qui adhèrent aux théories du complot pensent qu’ils se fondent sur des faits. Donc le principe consiste à jouer un peu les naïfs et poser ce genre de questions. Il faut aussi revenir sur d’anciens faits. Je m’explique : le pizzagate évoquait déjà un réseau pédophile, qui aurait employé les sous-sols d’une pizzeria pour loger les enfants. Cette histoire a été démystifiée mais continue de circuler. On pourrait dire, de manière un peu naïve : « Mais le pizzagate, il y a un homme qui est allé dans la pizzeria avec une kalachnikov, il a voulu accéder à la cave mais il n’y avait pas de cave ? » Il s’agit d’obliger la personne qui adhère à aller plus loin encore dans l’explication. On sème le doute sur le doute radical, finalement.

Dans une classe, c’est exactement la même chose. Je pense qu’il faut demander dans ce cas-là à ce que l’élève expose son point de vue, qu’il ait à en rendre la rationalité. Ensuite, faire débattre les élèves de la classe, plutôt que d’avoir une situation où l’enseignant regarderait de haut et donnerait la vérité. Parce qu’à ce moment-là, on joue sur la victimisation qu’il y a derrière la théorie du complot. Éventuellement, l’enseignant pourra relancer la conversation : dire, par exemple, sur l’histoire des enfants enlevés, « Et où sont les parents ? ». Semer le doute dans le doute. Parce que le complot donne une identité, alors il faut offrir une identité et une communauté subsidiaire. Ce n’est pas en isolant d’avantage qu’on va régler quoi que ce soit, on va juste enclencher un mécanisme encore plus fort.

(Image: Mike Flynn, ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, prête le serment de QAnon en compagnie de membres de sa famille et d’amis. Capture d’une vidéo partagée sur Tweeter.)

Propos recueillis pour Rhizome par Simon Pichelin.

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