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Actualités

06.11.20

L’interview de Roberto Simona

Suite à la publication du portrait de Roberto Simona, nous vous proposons une interview au sujet de sa thèse « Une étude sociologique du processus de conversion en Suisse : du christianisme à l’islam et de l’islam au christianisme »

Cette interview fait suite à la chronique intitulée « La conversion, ce que Shalom Allah nous en dit » et s’inscrit dans une série de publications que vous propose Rhizome afin de mieux comprendre les dynamiques et enjeux des conversions. A retrouver dans le fil d’actualité du site Internet et des réseaux sociaux.

Vous êtes notamment spécialiste des minorités chrétiennes en pays musulmans et avez œuvré plusieurs années pour des organisations humanitaires. Pourquoi s’être intéressé à ce thème spécifique des conversions religieuses en Suisse ?

Tout d’abord, je me suis intéressé à la question de la liberté au sein de deux contextes : les pays de l’ancienne Union soviétique, et les pays à majorité musulmane. Le thème de la conversion a ensuite découlé de mes recherches sur le concept de liberté. D’une part, la conversion est intimement liée à ce concept, en tant que droit figurant dans l’article 18 de la Déclaration des droits humains. D’autre part, lorsque j’ai commencé à me focaliser sur les questions religieuses il y a une quinzaine d’année, se dessinait une tendance en Europe à présenter l’islam comme une religion dangereuse et fermée, alors que les convertis au christianisme étaient toujours considérés comme des « héros ». J’ai donc décidé d’investiguer en parallèle les parcours de conversion à ces deux religions. A ce sujet, je ferai déjà une distinction importante : on ne se convertit pas à une religion, on y adhère. En effet, la conversion se fait selon moi au niveau spirituel, c’est-à-dire envers Dieu. Quant au fait d’adhérer à une religion, cela suppose de respecter certaines règles ; à voir ensuite lesquelles on décide d’appliquer ou non car il y a de multiples manières de se rapporter à une religion et donc d’y adhérer. Cet élément est explicite dans ma thèse, dans laquelle je me suis concentré à analyser les parcours de personnes ayant adhéré à une autre religion que leur religion d’origine.

Concernant le choix de la Suisse, cela s’est fait pour deux raisons. A travers mon engagement humanitaire, j’ai constaté que les parcours de conversion, notamment dans les défis qu’ils supposent, étaient similaires dans plusieurs pays, bien que chaque contexte implique des spécificités. Il m’a alors semblé important de voir si ces parcours et les défis qui en découlent se retrouvaient aussi en Suisse et de quelle façon. La deuxième raison de ce choix a été la volonté de suivre les convertis plusieurs années, afin de mieux comprendre l’évolution de leurs parcours. Comme j’habitais en Suisse à cette époque, il était logique de mener mon terrain dans ce pays en particulier.

Dans votre recherche, vous avez rencontré des personnes converties de Suisse-romande, Suisse-alémanique et Suisse-italienne. De manière générale, qui sont ces personnes et pourquoi décident-elles de se convertir ?

J’ai conduit des entretiens approfondis avec une quarantaine de personnes – âges et sexes confondus. Les convertis au christianisme, sous-entendus ici catholiques ou évangéliques, étaient toutes des personnes d’origine étrangère, c’est-à-dire arrivées en Suisse il y a quelques années mais qui n’y sont pas nées. De plus, elles venaient de pays à majorité musulmane. Tandis que les convertis à l’islam étaient suisses et chrétiens d’origine. Pour ma part, je n’ai pas rencontré de musulmans suisses qui ont décidé de se convertir au christianisme. Étant donné que les musulmans représentent environ cinq pour cent de la population et que beaucoup sont encore étrangers j’imagine qu’il faudra attendre quelques années avant que ce type de conversion soit rendu visible.

A la question du « pourquoi », j’ai relevé plusieurs facteurs. D’abord, je montre dans ma thèse que la conversion, pour les personnes que j’ai rencontrées, a été un facteur « de chance » ou de hasard et non une décision prise suite à un prosélytisme de la part de prédicateurs religieux. Je me rappelle d’une femme qui avait habité au Maroc et ne connaissait à ce moment-là rien du christianisme. Elle découvre par hasard une Bible dans la maison de son oncle, commence à la lire et à s’intéresser à la religion à travers ce biais. C’est à partir de là que débute son parcours de conversion. On voit ici se dégager la distinction entre le fait de se convertir et d’adhérer à une religion. En effet, c’est seulement bien plus tard – en Suisse – que cette personne est entrée en contact avec une religion chrétienne : au début auprès d’évangéliques avant de se tourner vers la religion catholique. J’ai également retrouvé ce type de situations chez les Suisses convertis à l’islam. Dans les deux cas, ces « hasards » -un objet, une rencontre, etc.- contribuent à ce que la personne s’interroge sur sa propre croyance, mais aussi sur sa situation personnelle, souvent perçue comme enrichie par la découverte de la religion en question. Ensuite, l’autre facteur est celui de la conversion par mariage. Si certaines conversions de ce genre sont d’ordre culturel ou conventionnel, j’ai vu à plusieurs reprises un des partenaires choisir bien après le mariage la religion de l’autre, par conviction.

Les personnes que vous avez rencontrées étaient-elles croyantes avant de se convertir ? Quel rapport entretenaient-elles avec la religion familiale ?

Oui, les personnes que j’ai rencontrées se définissaient comme croyantes, bien qu’il y avait des différences dans leur manière de vivre leur religion. Dans le cas des conversions à l’islam, j’ai fait le choix de mener mes entretiens uniquement avec des personnes qui étaient baptisées. Concernant les conversions au christianisme, je n’ai pas choisi de « critères » particuliers car venant de pays à majorité musulmane, ces convertis se définissaient comme musulmans d’origine sans être forcément de fervents croyants ou pratiquants. Les rapports à la religion familiale étaient multiples : certains participaient seulement aux fêtes traditionnelles telles que Noël pour les chrétiens d’origine, alors que d’autres se rendaient à l’Église fréquemment. Au-delà de la pratique, il y avait aussi diverses façons de penser le lien avec la spiritualité, autant pour les convertis à l’islam qu’au christianisme. En fait, chaque personne rencontrée et qui a adhéré à une nouvelle religion, a continué son parcours religieux et spirituel. De la même manière que quelqu’un de non-converti s’intéresse à sa religion d’origine, puis s’en détache durant un temps, et finit par s’y ré-intéresser plus tard, la conversion n’implique pas une appartenance et une foi solide définitive. J’ai en tête l’exemple du journaliste italien « Magdi Allam ». Originaire d’Égypte – et musulman – il s’est converti au catholicisme en 2008, baptisé par le pape Benoît XVI devant des milliers de personnes. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 2014 il décide de quitter l’Église, tout en restant chrétien. Cela montre bien que pour les convertis aussi, le parcours continue.

Pouvez-vous nous parler du parcours de conversion des personnes que vous avez interviewées ? Est-ce qu’on retrouve, par exemple, des étapes communes entre les conversions à l’islam et les conversions au christianisme ? Lesquelles ?

J’ai relevé plusieurs étapes communes à ces parcours de conversion. Comme je l’ai déjà mentionné, la découverte de la nouvelle religion s’est faite soit par hasard, c’est-à-dire par la rencontre avec un objet ou une personne, sans être due à un acte prosélyte, soit dans le cadre d’un mariage. Concernant le rituel en soi – baptême ou prononciation de la Shahada – il n’a pas une place centrale dans les récits des personnes interrogées. En effet, il n’était presque jamais cité, avant que je questionne la manière dont il s’était déroulé. De plus, comme ces personnes se définissaient déjà comme chrétiens ou musulmans auprès de leur entourage, le rituel était une confirmation de la conversion plutôt qu’un marqueur de changement radical. J’ai également constaté la présence d’un médiateur religieux dans chaque parcours de conversion suivi. Ces rencontres avec un ou des membres de la nouvelle religion jouent un rôle dans le soutien de la personne qui est déjà sur la route de la conversion et lui permettent de prendre une décision finale. Ensuite, une grande partie des personnes rencontrées avait un certain respect pour la liberté du choix de la religion de leurs enfants : elles ont notamment répondu positivement à la question d’accepter ou non une hypothétique conversion de leur(s) enfant(s) à une autre religion.

Finalement, pour chacun il existe un même et double défi : le maintien de l’adhésion à la nouvelle religion dans une communauté à laquelle on ne se sent pas forcément appartenir et les pressions émanant de l’entourage, de la famille, ou parfois de l’État face à un choix mal compris ou mal accepté.

A l’inverse, quelles sont les différences entre un parcours de conversion à l’islam et au christianisme ?

Je n’ai pas perçu de grandes différences car dans l’ensemble, les étapes vécues et les défis plus larges sont les mêmes. Bien sûr, à l’inverse des conversions au christianisme que l’on remarque moins en Suisse, les conversions à l’islam sont plus visibles et suscitent globalement plus de questionnements – port du voile, pratique des prières, le fait de ne pas se rendre à certaines fêtes traditionnelles comme Noël par exemple, etc. On retrouverait la même logique dans un pays avec une religion majoritaire distincte du christianisme. Notons que dans ma recherche, les convertis au christianisme étaient toutes des personnes étrangères, ce qui signifie que si leur conversion ne comporte pas de grands défis en Suisse, il y en a d’autres qui les attendent.

Dans le cadre du maintien de l’adhésion à la religion, j’ai constaté une différence entre les convertis à l’islam et au christianisme dans la volonté d’apprendre leur nouvelle religion. Le parcours « formel » de conversion au catholicisme par exemple – d’une durée de deux ans – les oblige à apprendre certaines règles de la religion choisie. Or, j’ai eu l’impression qu’après avoir suivi les cours demandés, ces convertis ne s’intéressaient plus à ces règles. Tandis que chez les convertis musulmans rencontrés, il se passait le contraire : l’apprentissage reste un choix personnel, tout comme le fait de s’adresser ou non à un imam. Confrontées à des questions sur la religion de la part de proches, ces personnes voulaient aussi être capables d’y répondre : s’intéresser aux règles permettait de mieux les expliquer. J’ajouterai que les convertis adhèrent à certains éléments, mais pas à tous. Les convertis catholiques ne sauront pas tous ce qu’est la Trinité, comme tous les convertis musulmans ne vont pas suivre les cinq prières. Et pour ceux qui le font, quelles prières récitent-ils exactement ? Prononcent-ils toujours les mêmes sourates ? Ont-ils tous lu le Coran ? En bref, c’est une image biaisée de penser que le ou la convertie pratiquera mieux et avec plus de ferveur que d’autres, cela découle justement d’une idée de la conversion comme forte et irréversible.

Selon vous, quel rôle les institutions religieuses tiennent-elles dans le parcours de conversion ?

Encore une fois, s’il peut y avoir des groupes qui font du prosélytisme, cela n’a pas été le cas pour les personnes que j’ai interviewées. Par contre, j’ai observé qu’il y avait à chaque fois un soutien de la part d’un médiateur religieux dans leurs parcours de conversion. Au-delà de ça, j’ai relevé un manque d’accompagnement des conversions à l’islam et au catholicisme, contrairement au cas des communautés évangéliques qui sont actives dans l’intégration des convertis. Je m’arrêterai sur l’exemple catholique. A mon avis, le défi de l’Église catholique est aujourd’hui de s’occuper des personnes qui sont chrétiennes mais ne sont plus pratiquantes : il n’y a donc pas de focalisation sur l’intégration des convertis. Pour exemple, lorsque j’ai participé à certains cours que devaient suivre les personnes qui souhaitaient se faire baptiser, j’ai constaté qu’il y avait une majorité de protestants qui voulaient devenir catholiques ou des personnes de diverses traditions qui voulaient se faire baptiser une fois adulte. Ce mélange n’était pas bénéfique pour les convertis chrétiens d’origine musulmane que je suivais, car ils n’arrivaient pas à se retrouver dans une communauté. De plus, le problème de ces convertis qui viennent de l’étranger est leur peu de connaissance de ce que représente et de ce que fait concrètement un prêtre. Ce n’est donc pas vers lui non plus qu’ils pouvaient se tourner s’ils en avaient le besoin. En fait, il manque, selon moi, la prise en compte approfondie de ces convertis, de leurs parcours de vie, leurs origines culturelles et religieuses.

Quels sont les défis qui attendent une personne désirant se convertir aujourd’hui en Suisse ? Quelles sont les conséquences (sociétales notamment) de ce choix ?

Comme expliqué précédemment, les défis qui découlent d’une conversion à l’islam ou au christianisme viennent principalement de l’extérieur. Il s’agit surtout d’une pression de l’entourage et / ou de la famille dans le cas des conversions à l’islam, où le choix n’est pas forcément compris. Concernant les convertis au christianisme originaires de pays à majorité musulmane, la pression existe aussi mais vient de l’étranger – de la famille qui n’est pas venue en Suisse – et parfois même de l’État du pays d’origine qui ne tolère pas les conversions. En outre, ce défi de la pression n’apparaît pas toujours dans l’exemple d’une conversion suite à un mariage car il y a déjà un petit groupe constitué de proches qui côtoient la religion de l’un ou de l’autre partenaire. J’ajouterai que la conversion implique aussi un défi personnel, celui de travailler le rapport à la croyance et à la spiritualité.

Au regard de votre propre recherche, est-ce qu’une chose vous a marqué en particulier dans le film « Shalom Allah » par rapport au vécu de la conversion des différents protagonistes ou dans leurs propos ? Nous découvrons dans le film, Aïcha (Nicole) qui après beaucoup de réflexions a finalement renoncé à l’islam. Avez-vous rencontré des personnes dans une situation similaire durant votre thèse ? Si oui, comment ont été vécus ces « retours en arrière » par vos interviewés ?

Tout d’abord, je trouve intéressant le fait que le réalisateur du film et moi-même avons pris dix ans pour mener à bien nos projets respectifs. Cela dénote l’importance de suivre ces parcours de conversion dans la durée. Je décèle plusieurs points communs entre le documentaire et ma thèse. Tous deux se réfèrent à un certain groupe de personnes, dont il ne s’agit pas de généraliser les parcours qui sont multiples et qui pourraient se révéler tout à fait différents avec d’autres individus. Aussi, on entrevoie seulement une partie des parcours, autant dans le film que dans ma recherche, et non pas des récits biographiques complets. D’ailleurs, je me demande à quel point les propos des protagonistes du film ont été marqués par la présence de la caméra. Si je n’y ai pas eu recours lors de mes entretiens, j’ai par contre noté un contraste entre les échanges eus durant ma thèse et ceux auxquels j’ai eu accès plus tard, dans mes contacts d’amitié avec certains des convertis. En effet, d’autres éléments du parcours de vie apparaissent et il était plus évident de comprendre pourquoi la personne en était venue à faire ce choix. En ce sens, je trouverais passionnant de retracer le parcours d’Aïcha dont on ne sait finalement pas grand-chose quant à ses questionnements et leur(s) impulsion(s).

Après ma thèse, j’ai eu connaissance de deux cas similaires à celui d’Aïcha et avec qui j’étais resté en contact. Ces deux personnes ont vécu des événements très douloureux qui les ont amenés à s’éloigner soit du lien spirituel avec Dieu, soit de la religion elle-même. Aucun des deux n’a reçu de l’aide de la communauté – chrétienne et musulmane. Les « responsables » que j’ai contactés m’ont effectivement signalé que c’était aux fidèles chrétiens et musulmans de les aider, ce qui est juste mais jusqu’à un certain point, car il manque selon moi une certaine unité dans les communautés et un suivi pour ces personnes dans les défis qu’elles vivent au niveau personnel.

Propos recueillis pour Rhizome à Anne Siggen

 

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