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Actualités

30.04.20

« Les territoires conquis de l’islamisme » sous la loupe

Analyse du travail de différents chercheurs

Le titre de cet ouvrage collectif dirigé par Bernard Rougier, sorti en janvier 2020 et prolongeant la réflexion déjà entamée par le livre « Les territoires perdus de la République » d’Emmanuel Brenner (2002), est sans doute fort. A travers une analyse sociologique et politologique, Rougier et ses collègues entendent livrer un portrait de ces « écosystèmes salafo-fréristes » implantés dans différentes villes périphériques de France et en décrypter le fonctionnement. Aubervilliers, Argenteuil ou encore Toulouse sont, entre autres, les villes étudiées dans cet ouvrage. La focale des auteurs est portée sur des quartiers de ces villes qui seraient devenus des bastions de l’islamisme radical, en suivant un schéma comparable.   


Les thèses principales du livre

Souffrant de formes de mobilité sociale réduites, d’une situation de stagnation économique et d’une relative disparition des identifications politiques traditionnelles, les quartiers étudiés dans le livre seraient devenus les centres de prédilection d’ « entrepreneurs religieux » soucieux d’asseoir leur légitimité politique et religieuse. Prêchant des formes radicales d’islam, ceux-ci invitent la population résidente (surtout celle surreprésentée originaire du Maghreb) à rompre avec les valeurs de la société française et à les substituer par des normes divines jugées absolues et éternelles, en faisant référence à un islam des salaf al-salih, les « pieux prédécesseurs ». Pour Rougier et ses collègues, ces figures réussissent parfois même à convaincre des politiciens à la recherche de votes du bien-fondé de leurs revendications religieuses, ce qui se serait concrétisé par des alliances inattendues entre islamistes et partis politiques de gauche comme de droite.

En voyageant d’un côté à l’autre de la Méditerranée pour se former à la science (coranique), ces prêcheurs parviennent, selon les auteurs, à instaurer une nouvelle norme sociale au sein de ces quartiers en s’inspirant des plus éminents cheikhs du Moyen-Orient (Arabie Saoudite, Égypte, Yémen en tête). De l’avis des auteurs, ce mélange de local et de global est décisif pour comprendre la présence de références radicales de type salafiste dans ces quartiers. Les débats au sein des espaces musulmans étant plus rythmés par les querelles entre savants salafistes que par l’actualité française.

De la mosquée à la bibliothèque islamique, en passant par le club de sport et la sandwicherie halal, c’est ainsi une version littéraliste et rigoriste de l’islam, d’inspiration salafiste, qu’adopteraient ces citoyens français se percevant de moins en moins comme tels. La rupture chez certaines familles serait tellement forte que celles-ci enverraient désormais leurs enfants dans des écoles privées hors contrat, des instituts qui ressemblent, en suivant les explications des auteurs, davantage à des écoles coraniques au regard de la place attribuée à l’éthique islamique dans les programmes.


Écosystème ou cas isolés ?

La description donnée par les auteurs semble sans appel, mais est-on vraiment face à un écosystème, tel que les auteurs le définissent ? Si un ensemble d’éléments pointent vers des formes d’isolement communautaire de la part d’individus au sein de ces quartiers, la systématicité de cette pratique reste à prouver. Les auteurs évoquent dans la thèse générale du livre les clubs de sport et les magasins de nourriture halal comme des parties de cet écosystème islamiste, mais aucune analyse conséquente n’est effectuée sur ces deux environnements, ce qui nous laisse croire que la situation pourrait être plus complexe que la description qui nous est fournie. Pourquoi, par exemple, ne pas interviewer davantage de personnes gravitant autour de cet écosystème, en essayant de comprendre la position de celles-ci ?

Qu’en est-il par ailleurs des formes de résistances à la présence de groupes radicaux ?  En suivant la lecture proposée dans « Les territoires conquis de l’islamisme », on dirait qu’aucune subjectivité critique ne s’est développée dans ces quartiers, y compris au sein d’autres groupes musulmans. Pourtant les cartes que les auteurs mobilisent à la fin des chapitres pour illustrer la géographie religieuse de ces quartiers montrent la présence de beaucoup de mosquées, autres que celles tenues par des radicaux. Or, il aurait été intéressant de mieux connaître l’avis et la position d’autres espaces musulmans sur la présence de groupes radicaux et de mettre en lumière les conflits d’interprétation qui peuvent cohabiter dans un même lieu. L’ouvrage, certes intéressant, évoque dans la plupart des cas des témoignages de fidèles déjà acquis aux logiques radicales et laisse moins de place aux voix concurrentes, en oubliant que c’est probablement dans l’intérêt des sympathisants de la cause islamiste de donner une image quelque peu caricaturale de la réalité sociale de ces quartiers.


Une réflexion à poursuivre

Malgré ces critiques, le livre a le mérite certain de nous inviter à réfléchir aux développements de ces « entre-soi communautaires » pouvant mener à des formes de radicalités violentes envers la société. Il montre comment la frustration de certains individus peut être récupérée par des idéologues et comment ces logiques s’inscrivent dans une continuité sociale et historique, ce qui permet, au passage, de déconstruire l’idée selon laquelle les individus se radicaliseraient tous seuls dans leur chambre devant un ordinateur. Les auteurs se montrent par ailleurs très rigoureux dans leurs analyses des prêches et des références circulant dans les mosquées. Leur contenu s’avère extrêmement intéressant pour poursuivre, au-delà de l’ouvrage, une réflexion nécessaire sur les raisons du succès de ces discours dans certains territoires français, probablement perdus par la République avant d’avoir été conquis par les islamistes. 

 

Chronique rédigée pour Rhizome par Federico Biasca

 

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