Sorti récemment au cinéma, « Shalom Allah », le documentaire du réalisateur David Vogel a fait parler de lui. De manière inédite, il retrace le quotidien de personnes converties à l’islam en Suisse, à travers les joies, les doutes ou les projets qui les habitent. Si les parcours des protagonistes sont éminemment personnels, qu’en est-il des points communs ? Retour sur le film et ses enjeux.
Un cheminement continu
Nous découvrons dans le film les parcours de conversion à l’islam d’Aïcha, Johan, Miriam et Franco ainsi que celui de Gioia, la fille de Miriam. Loin d’être homogènes, les expériences qui les ont amenés à professer un jour la shahada sont très variables, de même que leurs vécus de la conversion. Si Miriam et Franco ont découvert l’islam ensemble lors d’un voyage en Turquie et que la conversion est sujet de discussion au niveau familial, Aïcha quant à elle évite le sujet lorsqu’elle retourne dans son village natal. Le film ne retrace que de brefs moments de ces différents vécus, mais il souligne avec justesse les enjeux majeurs liés au choix de se convertir et montre comment ces expériences s’inscrivent davantage dans un cheminement continu que dans le déploiement d’une nouvelle identité.
Une transformation du rapport à soi et aux autres
Comme le soulignent différentes séquences du film, l’apprentissage physique des rituels est une étape importante pour les nouveaux convertis qui matérialisent ainsi, pour eux-mêmes et pour les autres, leur nouvelle appartenance. Franco et Miriam se concertent parfois sur la posture à adopter lors d’une prière, essaient de traduire certains termes en arabe et se renseignent auprès d’amis musulmans sur l’aménagement possible du temps de prière durant la journée. Gioia, de son côté, cherche aussi ses marques lorsqu’elle prie : elle se questionne sur les intonations à prendre et le type de phrasé, raison pour laquelle elle préfère parler à voix basse. Ces apprentissages participent selon la chercheuse Danièle Hervieu-Léger à une « validation du croire » par l’institution religieuse, pour laquelle les dispositifs formels – les règles à suivre – assurent une continuité dans la transmission. Cependant, on le perçoit assez fréquemment dans le film, il s’agit toujours pour eux de négocier les modalités de leur appartenance au nouveau groupe. Les réflexions et questionnements qui ont amené Aïcha à porter et plus tard à enlever le voile par exemple, sont révélateurs de ces négociations et du caractère évolutif de la conversion.
Au-delà du changement individuel, se joue aussi une transformation du rapport aux proches. On remarque notamment l’embarras d’Aïcha de revenir dans son village en sachant qu’il est préférable de cacher son voile car les habitants ne comprendraient pas. Franco témoigne pour sa part avoir quitté son ancien travail car il ne se sentait plus accepté par ses collègues qui lui reprochaient d’être « passé à l’ennemi ». Des conflits avec certains membres de la famille sont aussi perceptibles du côté de Miriam, qui ne comprend pas pourquoi on pense qu’elle a changé, suite à sa décision de porter le voile. Et Johan déplore les préjugés fréquents entendus et la difficulté de parler de conversion avec certaines personnes pour qui l’islam est irrémédiablement relié à une radicalité. Ainsi, on décèle une tension entre le rapport à soi et le rapport aux autres, tous deux transformés par la conversion. Le sociologue Loïc Le Pape évoque cette tension dans son étude sur les récits de conversion : d’une part « l’aveu du changement » est indispensable pour « exprimer la profondeur des sentiments » ; d’autre part, ce changement s’imbrique à un besoin de continuité avec la famille, les amis, ou l’entourage, « qui vise à présenter l’identité du converti par continuité des choix et une constance dans les relations aux autres ».
Où commence la conversion ?
Qu’en est-il du moment précis où les protagonistes se sont convertis ? Lorsqu’ils ont récité la profession de foi ? C’est bien avant cela que Gioia fait le choix d’inscrire formellement son vœu d’être musulmane. De même pour Franco et Miriam qui expliquent avoir découvert l’islam lors d’un voyage en Turquie et ne s’être convertis formellement qu’après avoir pris le temps de s’intéresser à cette religion. Leurs témoignages renvoient tous à l’idée d’un processus graduel dans l’expérience de conversion. Loïc Le Pape exprime ce constat à travers la notion de « bifurcation » qui illustrerait bien, selon lui, le changement spirituel, individuel et relationnel vécu par les converti-e-s. En effet, renvoyant au fait d’opérer un choix ou de prendre une orientation spécifique à un moment donné, le concept de bifurcation insiste sur l’importance du vécu et des expériences précédant « l’acte codifié » – le rituel en soi. Les protagonistes du film nous le montrent, la conversion à l’islam ne se limite pas à la récitation de la profession de foi mais englobe tout un ensemble de pratiques, de transformations et plus largement de vécus qui ne sont jamais figés mais négociés et (re) questionnés en continu.
Note : cette publication ouvre une série d’interviews et de témoignages que Rhizome vous propose pour mieux comprendre les dynamiques et enjeux des conversions. A retrouver dans le fil d’actualité du site internet et sur les réseaux sociaux.
Pour aller plus loin:
Hervieu-Leger (2000), «La lignée croyante en question », Espaces Temps 74-75, pp. 17-30 ; p.26.
Le Pape, Loïc (2009), «Tout change, mais rien ne change. Les conversions religieuses sont-elles des bifurcations ? », p. in Michel Grosseti et al., Bifurcations. Les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement, Paris : La découverte, pp. 212-223, p.215.